C’est officiel. La crise de 1972 constitue le génocide contre les bahutu du Burundi. C’est la déclaration solennelle de la Commission Vérité Réconciliation qui a été par la suite adoptée par le Parlement réuni en congrès à l’hémicycle de Kigobe lundi, le 20 décembre 2021. C’était au cours de la séance plénière quand la CVR présentait son rapport d’étape 2021.
C’est le Président de la CVR, l’Ambassadeur Pierre Claver NDAYICARIYE qui a présenté le rapport dont la synthèse se trouve dans les lignes suivantes.
Au cours des années 2020 et 2021, la Commission Vérité et Réconciliation a donc principalement mené ses investigations dans les provinces de Gitega, Karusi, Rumonge, Makamba, Bururi, Muyinga, Kirundo, Bujumbura Mairie, Muramvya et Mwaro.
Dans la province de Gitega, la CVR a auditionné 105 personnes ; dans la province de Karusi, elle en a interrogé 65.
Dans la province de Bururi, la Commission a auditionné 231 témoins de la crise de l’année 1972 et exhumé dans seize fosses communes 2.790 victimes, toutes de la crise de 1972.
Dans la province de Muyinga, la CVR s’est entretenue avec 101 personnes et a exhumé des restes humains de 571 victimes de la crise de 1972, tandis que dans la province de Kirundo qui était en 1972 un arrondissement de la province Muyinga, la CVR a interrogé 53 personnes ressources et exhumé des restes humains de 157 victimes dans 88 fosses communes confirmées.
Dans la ville de Bujumbura, la CVR a auditionné 157 personnes, dont 20 personnalités politiquement actives en 1972, en plus des témoins de ce qui s’est passé en 1972 dans plusieurs écoles secondaires comme a I’ENA, a l’Athénée royal, a l’ENE de Ngagara, au Collège du Saint Esprit, a I’ETS Kamenge, au Grand Séminaire, au Petit Séminaire de Kanyosha, à l’Ecole Moyenne Pédagogique des filles, et à la Prison centrale de Mpimba.
Dans la province de Muramvya, 62 personnes d’un âge avancé qui ont été des témoins directs des violations des droits humains de l’année 1972 ont été entendues par la CVR qui a aussi exhumé dix (10) fosses communes dans lesquelles il a été retiré des restes humains de 1.068 victimes.
Dans la province de Mwaro, des restes humains de 1.098 victimes des massacres de l’année 1972 ont été exhumés par la CVR dans 18 fosses communes vérifiées et confirmées dans cette province où la Commission a mené des investigations sur 89 personnes.
Dans l’ensemble, au cours des deux années 2020 et 2021, la Commission a auditionné 986 personnes dans les dix provinces et a exhumé 19.897 victimes dans 190 fosses communes vérifiées, confirmées et exhumées de la crise de 1972.
La CVR a eu une chance extraordinaire de trouver des témoins privilégiés qui ont accepté de parler à cœur ouvert. L’âge des interlocuteurs va de 60 à 95 ans. Ce sont des hommes et des femmes, des bahutu, des batutsi et des batwa, des veuves et des orphelins, des fonctionnaires et des chauffeurs, d’anciens élèves comme des rescapés qui ont vécu dans leurs chairs les atrocités de l’époque.
Les découvertes sur les horreurs de 1972 racontées ont révélé que les institutions : le Président de la République d’alors Michel Micombero, l’Arrnée, l’Administration, la Sûreté, le parti UPRONA et ses mouvements intégrés (JRR, UFB, UTB), le Parquet… étaient directement impliqués dans les arrestations et les tueries. Celles-ci visaient une partie de la population, les bahutu ayant fait des études ou ayant un niveau de vie aisé.
A Bujumbura comme à l’intérieur du pays, des veuves et des orphelins ont raconté à la Commission que des militaires disaient qu’ils étaient a la recherche des insurgés mayi mulele venus aider les bahutu à faire la guerre au Burundi, qu’un couvre-feu et des barrages sur les routes ont favorisé les arrestations des victimes qui auraient tenté de fuir et qu’il était interdit de passer d’une province a une autre sans se munir d’un laissez-passer.
Les mêmes victimes ont dit comment elles ont été chassées des maisons de l’Etat et même des maisons familiales qu’ils occupaient avant d’être réduit à l’errance. Les arrestations se faisaient sur base de listes préétablies, tandis que les victimes étaient acheminées directement soit dans des camps militaires, soit aux districts où elles étaient achevées à l’aide de gourdins, de marteaux, ou de baïonnettes. Très peu étaient fusillés.
Dans tout le pays, les victimes étaient accusées d’être des traitres, des bamenja, d’avoir tenu des réunions visant à tuer les batutsi, d’avoir acheté des machettes pour tuer des batutsi, ou alors d’avoir perçu de l’argent des étrangers. Des barrières étaient érigées et gardées par des militants de la JRR pour dissuader toute tentative de fuite.
Des familles qui tentaient d’approvisionner les leurs en étaient dissuadées. A Bujumbura et dans la région du Mugamba, des bambous très pointus ont été aussi utilisés pour tuer des victimes. Ces bambous ont été amenés du Mugamba par des camions surnommés « pfakwurira ». Les arrestations se faisaient soit à domicile, soit au lieu du travail, soit sur des barrières, ou dans des écoles. Les victimes étaient sommées de répondre à des convocations. Les tueries visaient des hommes adultes et valides, même si parfois des femmes et des filles ont été concernées. Certains témoins ont dit à la CVR que les images des arrestations n’ont pas encore quitté leurs mémoires, près d’un demi-siècle après les faits.
Les familles des victimes et les rescapés ont dit à la CVR qu’ils ne pourraient jamais oublier la manière dont les bahutu étaient tabassés et torturés, frappés à mort, déshabillés, ligotés, étouffés, exposés au soleil et à la faim, étranglés, piétinés, ou fusillés. Une maman a parlé d’un cas d’une personne crucifiée à Ngagara, tandis qu’un ancien prisonnier de Mpimba est allé montrer à la CVR la manière dont les victimes étaient écrasées par des camions avant que leurs cadavres ne soient jetés dedans pour une destination inconnue.
Dans toutes les six provinces d’investigation, la CVR a appris que ceux qui étaient attrapés sur des barrières étaient déshabillés pour vérifier s’ils ne portaient pas des incisions sur la peau, à la manière des insurgés mayi mulele. Plusieurs témoignages accablants reviennent sur les militants de la JRR. Depuis la fin du mois d’avril jusqu’en juillet 1972, le pays vivait dans un régime d’exception et de terreur.
Les victimes ont régulièrement pointés du doigt le Président Micombero, en tant que Chef de I’Etat, pour être le responsable numéro 1 des violations des Droits de l ‘Homme et du Droit International Humanitaire survenues à cette époque. Mêmes les jeunes militants de la JRR, bien que régulièrement incriminés, n’auraient été que des exécutants des crimes dont ils ne maitrisaient pas correctement les tenants et les aboutissants.
La Commission a eu connaissance des batutsi qui ont tenté de protéger des bahutu en danger de mort. II y en a qui ont été victimes de leur sens de l’humanité, au moment où d’autres batutsi ont été tués en règlements de compte par des pêcheurs en eaux troubles.
Les investigations de la CVR ont permis de comprendre les conséquences des tueries de l’année 1972. Elles sont nombreuses. Sur le plan interne, il y a lieu de mentionner la fracture identitaire, la marginalisation des bahutu dans l’armée, l’administration et l’économie, l’exil forcé, la psychose d’insécurité généralisée, la peur, les frustrations, etc.
Des enfants et des veuves ont connu la discrimination, dès lors qu’il leur était collé l’étiquette de bamenja. La CVR a documenté des cas de trafic des documents scolaires en faveur des enfants batutsi, des révocations de la Fonction publique, des abandons scolaires, des exclusions à l’école, etc. Des parents ont été découragés à envoyer leurs enfants à l’école, de peur qu’ils ne subissent le même sort que leurs pères et oncles. A Bujumbura, plusieurs bahutu ont dû changer de nationalité en disant qu’ils étaient zaïrois dans le but d’échapper aux rafles.
Sur le plan social, la CVR a eu connaissance des cas de veuves violées, d’autres forcées à avoir des relations sexuelles dans l’espoir de faire libérer leurs maris. II a été enfin rapporté des cas de batutsi qui réclamaient des sommes d’argent aux veuves dans le but de ramener leurs maris emprisonnés, mais en vain.
D’autres révélations sur les violations des droits humains de 1972 proviennent des archives. En effet, au-delà des témoignages oraux, la Commission Vérité et Réconciliation a consulté des archives de diverses institutions.
La Commission Vérité et Réconciliation a retrouvé des noms des personnes arrêtées en mai 1972, des véhicules et des maisons saisis. Elle dispose des noms des personnes condamnées à mort par le Conseil de Guerre tenu en date du 6 mai 1972. La CVR a pu retrouver des notes strictement confidentielles qui montrent la manière dont I’opprobre des tueries de 1972 a été géré.
Par ailleurs, la CVR a appris la séquestration de jeunes filles suivie de leurs viols, notamment en Mairie de Bujumbura. Sous prétexte de protéger ces filles dont les peres venaient d’être tués en mai- juin 1972, celles-ci étaient séquestrées et violées à tour de rôle par quelques hautes autorités de l’époque.
Une année après la tragédie de 1972, le Procureur général de la République a informé la plus haute autorité du pays que le jugement du 6 mai 1972 avait été bien motivé, mais qu’il présente plusieurs vices quant à sa forme, notamment que la liste des condamnés n’a jamais été établie, que les victimes n’étaient pas connues lors du jugement, que le jugement n’a pas été rendu public, et que la saisie des biens meubles et immeubles n’a pas été ordonnée par le jugement. II proposait même un jugement définitif alors que les victimes étaient déjà dans des fosses communes, comme s’il s’agissait de régulariser les mots !
Les autres archives du ministère de la justice, celles du Parquet général, du ministère de l’éducation nationale et d’ailleurs ont révélé d’autres tristes réalités. A la veille de la catastrophe de mai et juin 1972, des citoyens innocents ont été accusés de distributions des écrits excitants les populations contre les pouvoirs établis ; d’être des réactionnaires monarchistes, donc antirépublicains projetant ou préconisant le retour à la monarchie ; de propagation de tracts et de rumeurs contre le Président Michel Micombero et les autorités du pays ; de tenue de réunions a caractère subversif…
Au ministère de l’Education, la CVR a découvert des noms des fonctionnaires et des enseignants tués, mais qui ont été révoqués sous l’accusation de poursuites judiciaires, de démission, ou de désertion alors qu’ils avaient été tués.
La Commission Vérité et Réconciliation a documenté le fait que ce sont des camions militaires qui transportaient des cadavres vers les fosses communes. Des intellectuels, des étudiants, des élèves, des fonctionnaires, des commerçants, des gens aisés surtout de la composante ethnique bahutu ont été jetés là-bas. Des machines pelleteuses ont creusé des fosses communes où des milliers de citoyens innocents ont été jetés. D’autres fosses communes, en dehors des provinces Gitega et Bujumbura ont été creusées par des hommes lors des travaux communautaires.
La CVR remercie toutes les personnes et toutes les institutions qui lui ont prêté mains fortes et ceux qui l’ont informé à ce jour. Elles ont contribué à faire la lumière sur les violations massives qui ont endeuillé notre pays en 1972 et dans d’autres périodes sombres de notre passé.
Source: National Assembly of Burundi