Repenser la presse | Media et histoire politique (Partie 3) |1995-2001 : Studio Ijambo, le grand bouleversement

Pour son étude, Jean-François Bastin, journaliste belge à la retraite, qui a passé plusieurs années au Burundi à former des collègues tant sur le terrain que dans les amphithéâtres, distinguait en 2013, en introduction à son cours sur le traitement médiatique de l’actualité au Burundi dans le cadre du Master complémentaire de journalisme, cinq périodes dans l’évolution du traitement médiatique de l’actualité au Burundi, depuis l’avènement de la république.

Pour son étude, Jean-François Bastin, journaliste belge à la retraite, qui a passé plusieurs années au Burundi à former des collègues tant sur le terrain que dans les amphithéâtres, distinguait en 2013, en introduction à son cours sur le traitement médiatique de l’actualité au Burundi dans le cadre du Master complémentaire de journalisme, cinq périodes dans l’évolution du traitement médiatique de l’actualité au Burundi, depuis l’avènement de la république. Des périodes qui concernent plus particulièrement les médias audiovisuels : de 1966 à 1992, 1993 à 1994, 1995 à 2001, 2002à 2005 et 2006-2013. Les dates délimitant ces périodes ont une valeur indicative. Il va de soi qu’on ne change pas brutalement d’époque dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier…

Il y a des prémices à ces changements, ceux-ci s’opèrent dans une certaine durée et ils demandent du temps pour produire tous leurs effets. D’une manière générale, M. Bastin observe un rapport étroit entre système politique et système médiatique : l’un n’évolue pas sans l’autre, la nature de l’un détermine celle de l’autre, mais on n’est pas en présence d’un rapport mécanique dans la mesure où le pouvoir des médias s’affirme au fil des crises politiques, de façon toujours plus autonome, comme un élément constitutif important de la société burundaise et un symptôme majeur de ses évolutions. Le journaliste JFB avait dressé un panorama du traitement de l’information de 1966 à 2013…Une contribution qui mérite d’être actualisée et qui peut nous aider à « repenser la presse » au Burundi.1995 est une année charnière. Le paysage va changer. En apparence, tout est comme avant, mais quelque-chose va se passer, qui fera que rien ne sera plus jamais comme avant.La RTNB fait essentiellement « de la RTNB »(1) , elle transmet la parole officielle, mais sans déployer son savoir-faire d’antan, sans en rajouter dans la valorisation du « pouvoir ». Plus question de belles phrases, ni de ces fioritures tant prisées au cours de la première période. Mais d’abord, y a-t-il encore UNE parole officielle ? On n’est plus dans la démocratie, mais on n’est pas retourné à la dictature. C’est la guerre qui commande. On est dans un système politique flou et factice. La « convention de gouvernement » est un assemblage hétéroclite, caractérisée par l’impuissance, elle n’est qu’une apparence de pouvoir, sous étroit contrôle militaire.
> Vision d’un Journal Télévisé de juin 1995, présenté par Laurent Barangenza.

« Madame, Messieurs, bonsoir et bienvenue à cette édition. Je vous lis d’abord un communiqué de presse émanant de la présidence de la république… »

La lecture dure plus de quatre minutes. Le communiqué concerne une menace de coup d’Etat, faisant l’objet de rumeurs, rapportées notamment par RFI et démenties par la présidence. On se trouve ici devant un cas d’école du point de vue du traitement de l’actualité : celle-ci n’existe soudain que dans la mesure où elle fait l’objet d’un communiqué de la présidence. Le JT n’en a jamais parlé, d’aucune façon. Le téléspectateur est donc en présence d’une énigme : quelle est exactement l’importance de cette information ? Pour le JT elle semble nulle, pour la présidence elle apparaît primordiale, et elle finit par faire la Une du Journal, sous la forme de cette lecture de communiqué, qui est lui-même un modèle d’ambiguïté :
« Des rumeurs sont effectivement entendues ici et là à propos d’un éventuel coup de force. Toutefois la vérité à ce propos n’a pas encore été établie par les services concernés. Il s’avère donc que tout ce qui a été dit à ce propos ne reflète pas le point de vue de la présidence de la république. Néanmoins, compte tenu d’un sentiment et d’une volonté farouche de déstabilisation qui s’observent dans certains milieux politiques burundais, le chef de l’Etat demande aux forces de la paix de demeurer vigilantes et de barrer la route à ceux qui risquent de conduire le pays dans une catastrophe dont il ne sortirait pas. »

La confusion est partout. On est début juin 1995. Bujumbura va de ville morte en ville morte, complètement balkanisée. C’est la guerre des bandes entre Ngagara (quartier connu comme majoritairement tutsi) et Kamenge (connu comme majoritairement hutu), l’armée assiège Kamenge, toute sa population a fui dans les collines. Pour la télévision, il est devenu pratiquement impossible de faire du reportage, parce que les militaires ne veulent pas être filmés, parce qu’aller vers les collines serait suicidaire pour des journalistes majoritairement tutsi. Quant aux journalistes hutu, minoritaires, ils se font tout petits. Il y a de temps en temps une exception à la règle de l’information officielle, comme une longue interview du chef extrémiste des Sojedem (Société des jeunes pour la défense et les droits des minorités), Déo Niyonzima, dans le JT. On remarque que les exceptions se font à sens unique, les extrémistes de l’autre bord n’ont jamais droit au même traitement. Les journalistes tutsi se répartissent en deux catégories : quelques-uns militants et les autres embarrassés, mal à l’aise, qui se réfugient dans le service minimum.
On n’est plus dans le système binaire, Bons contre Mauvais, il y a comme un non-dit, il n’y a plus vraiment de Bons, il y a un funeste présent et donc comme une nostalgie du passé, comme si tout était mieux avant…

La question du vocabulaire devient plus importante que jamais.

> Même JT. Vision du deuxième sujet.

Sujet sur une réunion qui a rassemblé le président Ntibantunganya, le premier-ministre Nduwayo, les gouverneurs de province et les chefs des régions militaires sur le thème de la sécurité.

Le journaliste emploie à plusieurs reprises les mots « malfaiteurs, bandes armées, terroristes, barbares… » pour désigner la rébellion, comme si ces termes allaient de soi.

« En ce qui concerne la présence des bandes armées, il a été noté l’existence des voies de passage de ces terroristes. De Cibitoke en passant par la forêt de la Kibira, à Muyinga par le parc de la Ruvubu. Des stratégies ont été avancées pour boucher ces voies de passage par une concertation avec tous les responsables administratifs et militaires des zones touchées. En général des actions énergiques pour décourager ces actes barbares sont menées actuellement dans beaucoup de provinces. »
Le contexte dramatique n’explique pas tout, on est ici dans le prolongement d’un traitement dominant de l’information qui a toujours fait la part belle aux institutions, fussent-elles à présent démonétisées. L’armée, qui se livre aussi à des exactions, n’a pas droit au même traitement lexical : « actions énergiques » s’oppose nettement à « actes barbares ».

Le choix des mots est une question fondamentale du journalisme. La phrase de Camus « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » doit toujours être présente à l’esprit des journalistes, elle les oblige : plus ils emploient des mots forts, plus ils doivent les utiliser de façon cohérente, les appliquer à tous les actes de même nature, à tous ceux qui les accomplissent, en tout temps et quelles qu’en soient les circonstances. Bref, pour ne pas avoir à se contredire tôt ou tard, les journalistes ont toujours intérêt à employer les mots les plus neutres, les plus incontestables possibles(2) .