Après l’éviction de l’ex 1er ministre Alain Guillaume Bunyoni, suivie du remaniement ministériel, certains observateurs parlent de « rabattage de cartes au sein du Cndd-Fdd ». Le Chef de l’Etat pourrait enfin asseoir son pouvoir. Mais tout n’est pas gagné d’avance, analyse le politologue, aussi longtemps que persisteront les luttes de pouvoir entre les généraux.
L’approbation de Gervais Ndirakobuca comme nouveau Premier ministre n’aurait pas respecté les procédures. Votre commentaire ?
L’idéal constitutionnel aurait été d’abord de demander la démission du Premier ministre sortant et de son gouvernement pour ensuite convoquer en bonne et due forme les deux chambres du Parlement pour approbation du nouveau nom proposé comme Premier ministre. L’idéal constitutionnel aurait aussi été de respecter le principe de la séparation des pouvoirs et la fonction de contrôle du Parlement. Selon cette dernière perspective, une motion de censure aurait pu être votée par l’Assemblée nationale, sanctionnant ainsi négativement l’action du Gouvernement, comme le Chef de l’Etat ne cessait de le clamer. Plus que quiconque, il faut voir dans quel contexte le changement du Premier ministre est intervenu. Une période délicate, dans une ambiance lourde avec des rumeurs de coup d’Etat. Au finish, même si au sommet de l’Etat, il ne triomphe pas une culture institutionnelle de gouvernement, je peux dire que la procédure utilisée ne s’est pas écartée de l’esprit général de la Constitution.
En limogeant M. Bunyoni, le président Ndayishimiye s’affranchirait de l’héritage de son prédécesseur, feu président Nkurunziza. Votre analyse?
Le limogeage du Premier ministre Bunyoni, comme la dramaturgie politique et les dysfonctionnements qui l’ont précédé, apparaît en effet comme le signe de ce que j’appelle « un héritage impossible ». Ceci pour au moins trois raisons :
D’abord, ce fut une histoire de « testament non écrit » et pareils cas, sont souvent des sources de conflits importantes parce qu’ils rendent l’héritage illisible et inintelligible.
Ensuite, l’héritage de feu président Pierre Nkurunziza a consisté uniquement en un lègue de personnalités, d’oligarques et de système politique véreux. Un engrenage dont il lui a été difficile de se défaire. Parce que jamais, l’héritage ne concerne les fondements de légitimation généralement attachés au détenteur viager du pouvoir.
Pour cause, la plupart de ces personnalités et oligarques se sont crus eux-mêmes héritiers et ont préféré faire allégeance plus à un système politique protecteur rival plutôt qu’à « l’héritier légitime », c’est-à-dire le président Ndayishimiye.
Enfin, à la recherche de ses propres marques et sources de légitimation, le président Evariste Ndayishimiye ne pouvait que heurter les certitudes dans lesquelles s’étaient installées ces anciens barons.
Concrètement ?
C’est-à-dire qu’au compte des créneaux les plus porteurs et crédibles pour cette légitimation, le chef de l’Etat ne pouvait que creuser dans les griefs que concentraient les gouvernés contre le pouvoir CNDD-FDD à savoir la corruption et l’inefficience/inefficacité face aux demandes socio-économiques trop pressantes (paupérisation croissante, chômage des jeunes, pénurie de biens de première nécessité : carburant, sucre, ciment, etc.). Ainsi, il a savamment construit un populisme de « type nationaliste post-indépendance » basé sur l’attaque des élites (hauts fonctionnaires, magistrats, etc.) accusées de corruption, de saboteurs et de fainéants. Il a également dénoncé la cupidité des gestionnaires de l’Etat se manifestant à travers des contrats monopolistiques nourrissant ces mêmes barons au détriment de l’Etat. Ce faisant, il a certes été cru sur les mots, mais l’opinion attendait davantage des actions correctives qui ont pris du temps à se concrétiser. La grande explication fut alors de dire qu’il se heurtait à la résistance des fameux caciques du système politique précédent. Car, tout discours ou toute action sur les droits de l’homme et l’Etat de droit, la justice et la sécurité pour tous, la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption, l’efficacité de l’administration publique, etc., ne pouvait que contrarier les nombreux oligarques civils comme militaires et policiers, hauts fonctionnaires de l’Etat et autres mafieux qui vivent de ces pratiques. Si bien que la résistance au chef de l’Etat devient une question de vie ou de mort matérielle, symbolique et même physique.
Peut-on alors parler « de rabattage de cartes au sein du CNDD-FDD » ?
Je n’en suis pas sûr, car le pouvoir du CNDD-FDD est tout sauf un système institutionnalisé, différencié et impersonnel. C’est un faisceau ou un réseau de clientèles, d’obligés, de barons politiques et économico-financiers disposant de multiples tutorats. Souvent, vous trouverez certains parmi ces caciques qui ignorent ou cherchent à s’opposer au principe hiérarchique et au triomphe d’un pouvoir unique dominant, notamment du Chef de l’Etat et du Premier ministre. Autant dire que la crise qui a conduit au limogeage de l’ex- Premier ministre Bunyoni est un effet pervers du fonctionnement du système CNDD-FDD. Un système réfractaire aux obligations institutionnelles et légales. C’est un système qui fait triompher le militantisme sur la compétence, le tutorat des barons sur les capacités individuelles. Un tel système à superpositions d’autorités sans cohérence soumet le président, son Premier ministre et son gouvernement aux dépendances vis-à-vis de l’ensemble. C’est un système qui étouffe l’émergence d’un leadership. Pour ainsi dire, tout simplement, les cartes ont été redistribuées à l’intérieur d’un système dominant.
Aussi, les gens doivent comprendre que la nomination d’un général succédant à un autre général est une des conséquences négatives de la militarisation de l’ancien mouvement rebelle. Elle est la manifestation du triomphe des généraux et de la caporalisation du reste des adhérents du parti. Les luttes de pouvoir entre ces généraux créent une situation de coup d’Etat permanent, ce qui crée une instabilité gouvernementale, voire institutionnelle, et, à un moment donné, politique.
Quid de cette méfiance sans cesse évoquée entre certains ténors du parti de l’Aigle ?
Ce qui est perceptible, le parti au pouvoir connaît une crise multidimensionnelle :
-une crise de sens comme celle du Chef Ndembu de Turner (écrivain qui s’est attelé à l’étude de cette société du nord-ouest de la Zambie, NDLR), qui connaît un malaise et qui cherche en vain la cause. D’où la désignation des boucs émissaires,
-une crise idéologique dans la mesure où le parti a été construit sur base de désignation d’un ennemi extérieur au groupe, mais qui aujourd’hui semble être loin des problèmes qui assaillent le pays,
-une crise de gouvernance et de démocratisation interne, en ce sens que l’on n’a vu ni entendu de débats réglementaires sur le changement de gouvernement.
Finalement, triomphe l’oligarchisation avec ses dérives ploutocratiques et cupides, en plus de cette déconnexion par rapport aux problèmes socio-économiques concrets des gouvernés. L’écart entre l’élite au pouvoir et la base des gouvernés, y compris les militants CNDD-FDD s’explique de cette manière. Le chef de l’Etat Evariste Ndayishimiye l’a compris, mais sa « bataille » heurte les nombreux blocs magmatiques solidifiés par des intérêts vitaux. C’est cela la principale cause de cette méfiance.
Selon vous, peut-on dire que la nomination de M. Gervais Ndirakobuca comme chef de gouvernement augure une nouvelle ère ?
Peut-être si l’on considère qu’enfin le président de la République a nommé son Premier ministre et que par conséquent, il y aura au moins un alignement vertical et horizontal des discours et pratiques politiques sur la volonté du Chef de l’Etat. Avec ses nombreux discours non suivis d’actions concrètes, ce dernier commençait à apparaître comme un chef impuissant. Le siège du pouvoir devenait introuvable et l’on craignait un pourrissement qui pouvait conduire à l’effondrement du système. Avec la nomination d’un nouveau Premier ministre, le Président semble reprendre la main sur le pouvoir. Maintenant, il faut rester prudent et rappeler que toutes ces personnalités sont secrétées du même moule idéologique et organisationnel et d’une même culture politique.
Cinq nouveaux ministres ont intégré le gouvernement. Au vu des enjeux socio-économiques du moment, sont-ils des hommes qu’il faut dans les places qu’il fallait ?
Si l’on analyse la situation selon une approche individualiste, on pourrait dire : Laissons- leur le bénéfice du doute et du jugement temporel ». Mais, je pense que la meilleure analyse du pouvoir actuel repose sur une perspective systémique. Comme les dirigeants du CNDD-FDD aiment tant le dire d’eux-mêmes, ils forment un « système ». Ceci signifie, comme le diraient bien Michel Crozier et Erhard Friedberg (dans L’Acteur et le système), que l’individu agit sous contrainte de son environnement. Si bien qu’au final, le changement d’individus, de ministres, même compétents, ne peut pas changer le système. Au contraire, on constate même que les systèmes broient les acteurs. Ici, la grande question est de savoir : « Comment par exemple, les cinq ministres pourront-ils changer un système vieux de 17 ans et corrompu, dans un manque de culture politique institutionnelle et des logiques néo-patrimoniales et prédatrices ?
Au regard de la nouvelle configuration politique, quelle sera la place de ces « barons économico-financiers ». Vont-ils garder leur influence ?
Ils n’ont pas beaucoup de choix:
– soit ils s’ajustent et rentrent dans les rangs d’allégeance à l’égard des nouveaux dominants et ainsi ils continuent de bénéficier de leurs dividendes en contrepartie de leur financement du système
– soit ils persistent dans leurs attitudes réfractaires et s’exposent à une mort certaine au double niveau matériel et physique.
A moins qu’ils ne prennent le dessus en imposant au sommet de l’Etat leurs mandataires-clientèles.
Avec la nomination d’un nouveau Premier ministre, certains observateurs politiques avisés espèrent un coup d’accélération quant à l’avancée de certains dossiers, notamment la normalisation des relations avec le Rwanda. Quelle lecture faites-vous ?
Rien n’est moins sûr. Il faut rappeler ici que le nouveau Premier ministre, comme son prédécesseur, était sous le coup des sanctions de l’Union européenne et des Etats- Unis d’Amérique.
Toutefois, le réalisme international pourrait prévaloir sur l’idéalisme démocratique et droit-de-l’hommiste, ainsi évaluer ce changement de Premier ministre qui s’est fait sans chocs violents.
S’agissant des relations avec le Rwanda, il conviendrait de rappeler qu’au moment où le processus de normalisation était bien engagé, on a assisté à un engagement du Burundi en RDC. Cela, au moment où un froid s’installait entre ce dernier pays et le Rwanda. Avant cet incident, il faut se rappeler les malentendus plus idéologiques que réalistes qui ont toujours fait que le processus de normalisation aille à reculons.
Ceci pour dire qu’en la matière, ce n’est pas le changement du Premier ministre qui compte. Il faut toujours se poser la question de savoir quels sont les intérêts ou idéologies de quels groupes puissants à l’intérieur du système politique qui seraient menacés si le Burundi s’ouvrait un peu plus à la région et au monde ?
C’est cela qui permettrait d’expliquer ou de comprendre pourquoi le président de la République et son gouvernement ne s’investissent pas à fond pour trouver une solution à cette question. Pour moi, c’est en tout cas, une grosse épine dans le pied du Président Ndayishimiye et de son gouvernement durant cette année où le Burundi préside la Communauté de l’Afrique de l’Est (CEA).
Parmi les causes ayant précipité le limogeage du Premier ministre, il y a ce scénario du coup d’Etat. Une éventualité encore envisageable au Burundi ?
On ne décrète pas, on ne déclare pas dans un discours qu’un coup d’Etat n’est plus possible au Burundi. Le Mali, la Guinée ou le Burkina Faso, etc. Du point de vue du respect de l’Etat de droit, des principes démocratiques, ces pays étaient plus avancés que le Burundi. Tout simplement, on fait en sorte que les conditions propices pour l’exécution d’un coup d’Etat ne soient jamais réunies. Ici, je citerai : la mauvaise gouvernance, l’incompétence des dirigeants, une administration médiocre, le non-respect des normes constitutionnelles ou manipulation de celles-ci par des groupes dirigeants, les affrontements des dirigeants par l’intermédiaire de milices, la corruption généralisée privant l’Etat des ressources pour le monopole de la violence physique légitime, le manque de confiance dans le leadership et éclatement du pouvoir, trop de demandes des gouvernés non résolues et non agrégées par les organisations de représentation à cause de leur inefficacité ( Parlement, syndicats, société civile), monopolisation des pouvoirs par un groupe ethnique ou politique et l’exclusion violente des autres, trahison des principes et règles démocratiques, etc. C’est tout cela que le nouveau gouvernement devra combattre.
Selon vous, quels sont les grands chantiers auxquels devra s’atteler le nouveau gouvernement ?
Pour un pays classé dernier au niveau mondial en se référant aux indicateurs du développement, tout devient prioritaire. Certes, l’on peut séduire la population en émettant des discours sur la corruption, la justice, l’amour de la patrie, etc. L’on peut également le faire en désignant des responsables d’une situation catastrophique, en changeant le Premier ministre, les membres du Gouvernement et certains hauts fonctionnaires. Mais, cette opération restera comme une propagande consistant en une chasse aux sorcières et aux boucs-émissaires si les problèmes quotidiens concrets ne trouvent pas de solution. Personnellement, cette perception prévaudra si la pénurie du carburant dont les effets sont dévastateurs sur l’économie du pays et les ménages ne trouve pas de solution tout de suite.
Sur le plan politique, cette pénurie laisse traîner l’idée que face à cette impuissance de l’Etat et des acteurs politiques, il faut tenter l’aventure subversive. D’une façon détaillée, les chantiers auxquels le nouveau gouvernement devrait s’atteler, pour ce qu’il peut, car ne dépendant pas que de sa volonté, seraient de créer un environnement de bonne gouvernance des ressources nationales, de l’Etat de droit, de justice et de libertés publiques, d’institutions pluralistes, inclusives et démocratiques. Cela lui permettrait d’accéder à d’autres ressources nationales et surtout internationales. De la sorte, faire face aux autres défis autrement compliqués que sont la pauvreté des ménages, le chômage des jeunes, l’éducation de qualité, la santé, le développement des activités artisanales et industrielles, les infrastructures du développement économique, la maîtrise de la croissance démographique ,etc.
Source: IWACU Burundi